Bande-dessinée numérique : définition(s)

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Ces derniers temps, ce qui fait de plus en plus le buzz, c’est la bande-dessinée numérique. Le problème, à mon sens, c’est que toute personne arrivant dans cette gigantesque conversation d’initié est rapidement perdue. D’où la rédaction de ce billet, autant introduction pour ceux qui voudraient se pencher sur ce phénomène,  inventaire des initiatives passées et présentes, que réflexion sur les possibilités et l’avenir de cette nouvelle forme d’expression.

De nombreux mots ou expressions sont utilisés : webcomics, blog-bd, bande-dessinée numérique, motion-comics, tous ces termes sont parfois utilisés à tort et à travers. L’on parle parfois de numérique pour la conception, parfois pour la diffusion ou encore pour la relation contenu/contenant. Certains termes anglophones sont galvaudés dans leur utilisation française, bref c’est un beau bordel mes amis.

Donc au commencement, était le webcomics, car cette tendance, à mon sens vient d’abord des pays anglophones. Le webcomics c’est quoi ?

Très simplement, pour les anglophones, il s’agit tout simplement de toute bande-dessinée, qu’elle que soit sa forme publiée via Internet (ou par extension via un réseau comme Quantum Link pour les vieux Commodores, pour ce qui fut l’un des pionners, le webcomic T.H.E. Fox). On peut principalement trouver des strips quotidiens sur le modèle des sunday comics américain, publiés dans la presse quotidienne ou des histoires à suivre, publiée avec plus ou moins de régularité.

Une fois dans un milieu francophone, le terme webcomics a plus souvent été utilisé en opposition à celui de blog-bd, afin d’affirmer une volonté d’histoire à suivre, avec un début, une continuité et normalement une fin (bien que rare soient les webcomics actuellement qui soient finis, beaucoup sont soit abandonnés ou sur une longue lancée).

Pour le webcomics, le numérique est avant tout un atout en terme de diffusion gratuite et facile. Il s’apparente souvent à un procédé de prépublication et il n’est pas rare, en France comme aux USA, que ces webcomics passent du web au papier.

Passons maintenant à un phénomène franco-français, le blog-bd. Au départ très semblable au webcomics américains dans le sens ou il s’agissait pour des jeunes auteurs de publier leur travaux ou des petites histoires sous forme de strip ou de quelques pages, le médium s’est transformé petit à petit en un genre presque codifié d’auto-fiction, centralisé autour d’une ou plusieurs communautés, avec interpellation régulière du lecteur ou d’autres auteurs, certains tics ou références commune (les chats, une certaine attitude geek ou girly, etc.), bref d’un mode de diffusion, on est passé à un genre ou un exercice de style.

Ce genre a bien sur été porté vers le papier pour les blogs-bd les plus populaires ou les plus talentueux dans l’art de raconter sa vie (certains cumulant les deux particularités, d’autres non), mais une fois de plus, il s’agissait bien d’utiliser le numérique comme outil de diffusion et non pas comme une fin en soi.

Jusqu’ici point trop de subtilité, chaque terme, même si il convient de connaitre le contexte de son utilisation, est assez simple à définir.

Vient alors le gros bouillon de la bande-dessinée numérique, graal pour certains, montagne accouchant de souris pour d’autres, force est de constater qu’on y fout tout et n’importe quoi, y compris des webcomics et des blogs-bd, pourvu que cela puisse servir son propos.

Et c’est la où, pour moi, devient essentiel de distinguer une bande-dessinée qui est numérique car elle est diffusée via une plateforme numérique, et une bande-dessinée qui embrasse son mode de diffusion numérique, en prend conscience et s’en sert comme outil créatif.

En ce qui concerne les tuyaux, c’est assez simple les éditeurs et diffuseurs nous abreuvent de la « révolution numérique » en nous promettant tous les plus grands best-sellers sur iPhone (pour résumer grossièrement). J’en ai déjà parlé, je ne vois absolument aucun intérêt la dedans.

Nous avons également les motions-comics, proches de certains portages sur terminaux numérique, sauf qu’il s’agit alors tout simplement de bande-dessinées adaptée et converties en fichier vidéos, nous avons alors affaire à un simple dessin animé du pauvre…

A coté de cela, nous avons Bludzee. Sur le principe, Trondheim et Ave!Comics nous promettent une réelle bande-dessinée numérique, prévue pour son support et conçue dans ce sens. Au final, nous avons un sunday comics peu original, n’utilisant pas les spécificités de son support et déjà prévu en papier, car c’est plus rentable à l’heure actuelle.

Bien évidemment, Bludzee n’est pas la seule initiative à exploiter le support numérique, heureusement.

Tout d’abord, l’un des premiers à avoir plaidé en faveur d’une exploitation du médium et de ses possibilités est Scott McCloud, avec entre autre le « canevas infini » (à lire en anglais ici), ou le principe est d’exploiter le potentiel infini de l’écran dans 4 directions pour raconter une histoire. Du coté francophone, Olivier Philipponneau et sa Véridique Aventure d’Un E-Mail ont également exploré cette voie qui, d’après moi ne mène pas très loin, puisque assez indigeste et dont l’apport narratif n’est pas très concluant.

On retrouve des idées de narration similaire avec la narration horizontale avec le When I Am King de Demian5 et ses planches toutes en longueur ; certains strips de Bastien Vivès qui intègre la verticalité et la répétition de certains dessins (ou leur altération minime) – rendue possible par la réalisation numérique – dans sa narration ou encore les Plongées de RaphaelB innefficaces sans le scroll-down fluide d’une molette de souris ou d’un touchpad.

On peut aussi citer La Nouvelle Manga Digitale de Boot et Boilet, avec notamment des expérimentations autour des transitions entre cases/dessins et incluant des boucles sonores.

Beaucoup plus récemment, Balak a synthétisé  beaucoup de chose dans ses diaporamas didactiques, notamment sur l’apparition des cases, des phylactères, les transitions ou la persistance rétinienne (en faisant attention de ne pas tomber dans une animation au rabais).

Le succès aidant, cette forme de bande-dessinée a généré plusieurs essais de part et d’autre (vous pourrez retrouver des liens vers certains essais dans ce très long topic de Catsuka initié par le même Balak, ainsi que des réflexions intéressantes sur le sujet, des altercations et des trolls, attention lecture risquée !), et bien sur cela fut l’un des déclencheurs de la création du blog « Bleuh » de moon.

Celui-ci amalgame une partie des spécificités du blog-bd, notamment un chat, une certaine vacuité revendiquée, un lien direct et communautaire avec ses lecteurs et les expérimentations de Balak, en ajoutant aux diaporamas, des exercices narratifs ou le clic pour poursuivre la narration est intégré dans celle-ci (des boutons d’ascenseur, de sonnette), il explose la narration verticale et son contexte ou encore ajoute le glisser-déposer en action poursuivant la narration (même si j’avoue que celle-la, avant de la recaser dans un récit plus « classique », j’attends de voir).

D’ailleurs Julien Falgas, dans une note récente,  s’interroge sur la dimension interactive de la bande-dessinée numérique, sur l’immersion induite et des réflexes à construire pour le lecteur/acteur.

Dans un état d’esprit similaire, j’attends encore avec impatience une bande-dessinée numérique qui puise dans toutes ces possibilités, en invente d’autre, sans que le récit en lui même tourne autour de ces possibilités.

Toutes ces réflexions et expérimentations récentes ne font qu’alimenter des interrogations à mon sens, et j’attends que certains s’emparent des outils, créent des outils ou des modèles différents. Quelles histoires va-t-on raconter ? Est-on  cantonné à l’humour ou au feuilleton, facilement consommables ? Peut-on présenter une œuvre longue et complète au lecteur sur ces nouveaux formats et le convaincre de la pertinence d’une telle lecture indépendante du livre ? Comment réinventer le découpage, la pleine page, le gaufrier, et leur impact, sur des écrans de tailles et de résolutions différentes ? Doit-on intégrer le son ou l’animation pour souligner la narration ou doit-on s’en couper absolument pour ne pas perdre l’essence de la bande-dessinée ?

Beaucoup de questions, un article très long et parfois confus, je vous laisse démêler tout ça et en débattre dans les commentaires si vous le voulez bien.

Une réponse "

  1. Moi je suis tout à fait d’accord avec toi sur la distinction à faire entre contenus papiers portés à l’écran et contenus spécifiquement créés pour ce format. Trondheim expliquait au micro de france culture () que c’était la raison pour laquelle il avait refusé la « numérisation » de son catalogue, au profit d’une œuvre crée spécifiquement pour ce média. Au final comme toi son bludzee ne m’a pas enthousiasmé.

    Du coup on attend un peu la suite, un truc vraiment chouette qui vaudra le coup et qui poussera tout le monde dans la bonne direction. J’imagine qu’il faut que le média murisse un peu et que tout le monde s’y mettre.

    En tout cas en tant qu’amateur de bd, j’ai trouvé déjà une utilisation pratique aux bds numérisées, l’occasion de lire quelques planches d’une bd pour me donner envie d’acheter la version papier (ou non).

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  2. Pingback: Tweets that mention Bande-dessinée numérique : définition(s) « Phylactères -- Topsy.com

  3. Pas mal résumé ! Il aurait été intéressant de bien séparer la réflexion sur la forme (taille web, iPhone ou e-book, degré d’interactivité, diaporama ou effets d’animations, lisible ou pas si transféré sur papier) de celle du fond (grammaire narrative de superposition de Balak, cheminements interactifs, sens de la lecture…). Même si une présentation historique est bien utile pour les simples curieux et néophytes…

    L’interrogation n’est pas que technique et artistique, d’ailleurs, mais aussi économique. Avant de passer entièrement et exclusivement sur écran, il va falloir amener progressivement le lecteur (payant) vers ce nouveau médium… et donc en passer par une période de transition mi-papier mi-écran forcément insatisfaisante : cadres figés en gaufriers rigides sur papier et impossibilité d’utiliser la grammaire Balak sur écran. C’est en tout cas la direction que je constate de plus en plus, en cette fin 2009.

    Au fait, je me suis trouvé obligé de parler souvent d’écran, dans ce petit commentaire. Ne serait-ce pas tout simplement ça, la « BD numérique » : une « BD sur écran » ? (un écran qui permet la superposition, l’interactivité et tuti quanti…)

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  4. Dans mes travaux du passé que tu as eu la gentillesse d’évoquer, il y a une seule chose à retenir : j’ai toujours considéré chaque éléments comme des objets. En fait, certains de ces travaux sont intimement liés à une matérialité qu’on ne voit pas : le code, ce cambouis numérique. Penser en terme de comportements d’objets est, je trouve, la dimension qui manque encore cruellement dans la bd numérique. Peut-être qu’une bonne fois pour toute on en finirait avec le vieux débat « animation/pas animation », « musique/pas musique ». Pourquoi des cases ne pourraient-elles pas jouer sur toutes les gammes de la rémanence ? Pourquoi ne pourrait-on pas les voir respirer ? Pourquoi ne pourrait-on pas les bousculer ? Pourquoi le son ne pourrait pas être une coloration ? Pourquoi le dessin à tout prix ?

    Tout est permis. Et je pense qu’en cette période de replis sur soi et de « polissage » intensif des audaces et des idées, il ne faut pas hésiter à casser les a priori et les définitions trop bien posées. Il est temps de respirer !

    Surtout, en faisant ces bodules, je voulais prouver qu’on pouvait mettre en scène une caresse dans un environnement numérique et qu’on pouvait dans une narration étirer un instant à l’infini. Lorsque la tête de lecture s’arrêt à un endroit et pourtant il continue de se passer des choses. Pour moi, difficile de passer à côté du phénomene de boucle quand on se penche sur le numérique. Je pense que cela interroge encore plus le rapport de l’espace et du temps dans la bande dessinée numérique.

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  5. Je suis entrain de lire « Naissances de la bande dessinée » de Thierry Smolderen.
    (livre un peu chic et cher) mais on y voit clairement les différentes expériences qui ont amené à la narration visuelle telle qu’on la connait aujourd’hui. Par analogie, ça montre les tâtonnements, les cadres qui se sont imposés par l’habitude de lecture ou par le mode de diffusion, les accélérations et les trouvailles à l’occasion des progrès techniques, etc…

    Je ne sais plus qui avait évoqué la séparation naturelle Lecture/Spectacle/Jeu qui requiert une implication spécifique du récepteur .
    – Soit l’oeuvre est inerte et figée et j’utilise mes capteurs sensoriels pour aller vers elle à mon rythme.
    – Soit l’oeuvre se développe en accaparant mes sens et mon attention, selon la volonté du metteur en scène, sans que je puisse trop intervenir. l’oeuvre s’impose à moi et exige une certaine soumission.
    – Soit l’oeuvre ne se développe que si j’y participe en en modifiant le cours dans un cadre plus ou moins rigide. Je découvre ce que je fabrique et mes décisions contribuent à la qualité de mon ressenti.

    Je suis absolument d’accord avec l’idée des boucles dans la narration « rich media ». La boucle peut être considérée comme une image fixe enrichie.
    Tant que le récepteur a le sentiment de progresser à son rythme dans l’oeuvre, pour moi, c’est de la lecture.

    La dénomination « BD sur écran » a le grand mérite de la simplicité, j’y souscris volontiers. « Rich media » comme le disait Julien est plus juste, mais pas vraiment facile à populariser.

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  6. Hem… C’était moi, dans les commentaires de l’article sur la BD numérique chez Delcourt avec Y. Lejeune http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/23/delcourt-se-devoile-sur-la-bd-numerique/ :

    « Le monde des médias n’est pas compliqué : il y a le spectacle, le jeu et la lecture. C’est à dire : la visualisation non-interactive, l’interactivité et les pages successives. Tenter de sortir de ces schémas déstabiliserait le lectorat. »

    C’était un peu lapidaire, il faut dire (je résumais une réflexion antérieure) mais le développement qui est fait là est très juste en le présentant sous un aspect plus intime : JE suis récepteur ou acteur et j’impose ou subit un rythme (fonctions auxquelles obéit aussi l’oeuvre elle-même, en miroir). Et c’est vrai que l’interactivité permet essentiellement de choisir le RYTHME que l’on souhaite (celui de l’auteur, le nôtre ou un mélange des deux).

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  7. « La dénomination “BD sur écran” a le grand mérite de la simplicité »

    Je lui préfèrerai « BD pour écran », pour distinguer la création pensée pour ce support des simples scans.

    …comme quoi on peut toujours compliquer les choses simples 🙂

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  8. J’aime bien la distinction « BD sur écran » (portage des planches de BD papier) VS « BD pour écran » (création de BD pour l’écran).
    Cette distinction ne fait toutefois pas apparaître la différence entre :
    – une BD pour écran « publiable sur papier » (ex : BD publiées en ligne sur webcomics.fr, mais dont certaines sont publiées via TheBookEdition)
    – une BD pour écran avec de l’animation, du son, etc., qui n’est du coup plus publiable en l’état sur papier

    Lorsque j’explique à des gens la différence entre les deux « types » de BD, j’utilise parfois la distinction « BD numérisée » VS « BD numérique » (distinction faite par Gipo en mars dernier dans un commentaire sur le blog de digiBiDi).

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